CHAPITRE 3

Manuscrit H

 

Il se demandait où il se trouvait, pourtant il ne pouvait se résoudre à y attacher une grande importance. Faiblement éclairée par des lampes suspendues, la pièce était exiguë et somptueusement meublée, les murs ornés de tentures. Un brasero sur un trépied rougeoyait à proximité et dégageait un pâle nuage de fumée à l’odeur étrange et prenante. Il était allongé sur une surface souple et moelleuse, et ce fut seulement lorsqu’il voulut bouger qu’il se rendit compte que ses mains et ses pieds étaient immobilisés. Vaguement intrigué, il fit jouer ses poignets. Les liens étaient aussi doux que de la soie, serrés suffisamment pour le maintenir sans lui faire mal.

Très attentionné de leur part, pensa-t-il en proie à une certaine somnolence. Qui qu’ils soient, je me demande ce qu’ils veulent. Il était tout à fait à son aise, mais il espérait que quelqu’un viendrait bientôt pour le lui dire. Nefret allait s’inquiéter…

Il voyait le visage de son épouse aussi nettement que si elle se tenait auprès de lui. Telle une lézarde s’ouvrant dans le mur d’un cachot, cette image perça les nuages de sa mémoire. Le restaurant de Bassam, le mendiant, le message… Combien de temps s’était-il écoulé ? Une heure, une journée ? Nefret ignorait où il était. Elle s’inquiétait toujours… Combattant l’agréable léthargie qui affaiblissait ses membres, il s’accrocha à la pensée de Nefret, détourna la tête de la fumée du brasero, tordit ses mains, tenta de desserrer les liens. Un élancement douloureux parcourut son avant-bras depuis son poignet. Une blessure ? Il ne s’en souvenait pas, mais il se démena avec plus de force, provoquant délibérément une nouvelle douleur et la clarté de volonté temporaire qu’elle occasionnait.

— Ne vous débattez pas. Vous allez vous blesser.

C’était un chuchotement, à peine audible, mais dans le silence il résonna tel un cri. Ramsès tourna la tête vers la voix.

Comment était-elle entrée, il n’aurait su le dire. S’il y avait une porte, elle avait été refermée derrière elle. La lumière l’entourait comme si sa chair luisait à travers la robe de lin diaphane qui couvrait son corps. Malgré les vapeurs de la drogue qui obscurcissaient son esprit – ou peut-être à cause d’elles –, il prit note du fait que c’était le corps d’une jeune femme, svelte et ferme. Son visage était voilé et sa tête était surmontée des cornes et du disque solaire d’une déesse égyptienne.

— Qui êtes-vous ?

Il obligea ces mots à sortir de ses lèvres qui semblaient caoutchouteuses et inertes.

— Vous ne me reconnaissez pas ? Vous m’avez vue de nombreuses fois, mais pas en chair et en os.

Toujours un chuchotement. Les mots étaient anglais, mais l’accent était étrange. Pas allemand, pas français, pas… Il constata qu’il lui était de plus en plus difficile de penser clairement. Quelle était la part de la réalité, quelle était la part de l’hallucination ? Le vêtement diaphane voilait sans les dissimuler les formes de son corps, les hanches fines, les petits seins ronds.

— Éteignez ce satané brasero, haleta-t-il.

Elle émit un murmure de léger amusement et frappa dans ses mains. Les traits aussi peu marqués que les siens, androgyne par sa silhouette, une forme sombre se matérialisa derrière le divan où il était allongé, éloigna le brasero puis disparut. Il prit une longue inspiration frémissante et s’efforça d’accommoder. Elle fit un pas vers lui.

— Regardez attentivement. Vous me reconnaissez maintenant ?

Elle était parée telle une reine. De l’or enserrait ses poignets menus et ses bras délicats. La robe de lin diaphane, la large ceinture et le col brodés d’une garniture de perles, la couronne… et, dépassant des cheveux noirs enroulés sur ses épaules, les oreilles d’un animal. Les oreilles d’une vache. Une parcelle de bon sens qui s’estompait rapidement lui dit qu’il imaginait certainement une partie de tout cela, qu’il voyait ce qu’elle voulait qu’il voie.

— Vous vous êtes donné beaucoup de peine pour assembler ce costume, marmonna-t-il. Mais non. Je ne vous reconnais pas. Pourquoi suis-je ici ? Que voulez-vous ?

— Seulement vous voir et vous amener à vous souvenir de moi. Restez avec moi un jour… ou même deux. Vous trouverez cela très agréable, je vous le promets.

Il n’en doutait pas un instant. On pouvait se procurer un grand nombre de drogues euphorisantes, et elle semblait savoir comment les utiliser. Au prix d’un effort inouï, il se redressa et se mit sur son séant. Elle recula et leva la main.

— Vous vous fatiguez inutilement, murmura-t-elle. Je ne vous veux aucun mal. Vous êtes sous ma protection. Souvenez-vous-en et ne craignez rien pour votre vie, quoi qu’il arrive. Vous me reconnaîtrez la prochaine fois que vous me verrez.

Un rayon de lumière blanche jaillit de sa main et le frappa aux yeux. Aveuglé et étourdi, il retomba contre les coussins. Lorsqu’il fut en mesure de voir à nouveau, elle avait disparu et le brasero avait été replacé près de lui.

Ramsès comprit qu’il ne disposait que de quelques minutes pour agir avant de succomber aux effets de la drogue. Il se tourna sur le côté et s’écarta de la fumée autant qu’il le pouvait, puis il ramena ses genoux vers lui.

Il avait accompli cette manœuvre de nombreuses fois, mais ses mouvements étaient maladroits maintenant, et cela prit un temps interminable à ses doigts tendus pour trouver le talon de sa bottine. Une fois qu’il l’eut dévissé, il resta allongé sans bouger, obligeant ses mains tremblantes à se calmer, respirant à travers le tissu des coussins. Puis il retira la fine lamelle d’acier enroulée dans le talon. Elle était dentée en scie et très affilée. Avant qu’il parvînt à la caler contre ses poignets, ses doigts furent poissés de sang. Redoutant de la lâcher, il taillada violemment et rapidement, au risque de coupures supplémentaires, ce qui fut le cas. La lame lui échappa, mais le travail était terminé. Une dernière traction libéra ses mains. Sans oser s’arrêter pour se reposer, il récupéra la lame et trancha le tissu qui enserrait ses chevilles. C’était de la soie, torsadée afin de faire une corde. Il demeura immobile un moment et regarda avec stupeur la bande de tissu, puis il la lança de côté et commença à se lever.

Ses genoux se dérobèrent, aussi se traîna-t-il vers le coin opposé de la pièce. Il chercha à tâtons le long du mur, derrière les tentures, essayant de trouver une fenêtre. Ses doigts se glissèrent finalement dans les ouvertures sculptées d’un moucharabieh, utilisé dans les harems pour permettre aux femmes de regarder sans être vues. Rassemblant ses dernières forces, il poussa et l’ouvrit. Il s’affaissa sur le rebord de la fenêtre et aspira le doux air de la nuit en de longues goulées frémissantes.

Doux en comparaison de l’atmosphère de la pièce, en tout cas. Il aurait reconnu ce mélange d’odeurs n’importe où. Déjections animales et végétation pourrissante, fumée de charbon de bois, la fragrance des Heurs qui s’ouvrent la nuit – le parfum ineffable du Caire, comme sa mère aimait à le dire. Il était toujours au Caire. Mais où, au Caire ? L’air frais dissipa en partie les brumes qui obscurcissaient son cerveau. Il releva la tête et tenta de se repérer. Il se trouvait à une bonne hauteur de la rue, au premier ou au deuxième étage de la demeure. De l’autre côté de la ruelle, la forme élevée de l’une des vieilles maisons du Caire se dressait en face de lui. Son balcon fermé en saillie était presque à portée de bras. Aucune lumière n’était visible aux fenêtres. Il devait être très tard. Très tard la même nuit ? Combien de temps s’était-il écoulé ?

La pensée de son épouse et de ses parents le recherchant éperdument le poussa à se dépêcher. Retenant son souffle, il fit demi-tour vers le divan d’un pas mal assuré et récupéra par terre le talon de sa bottine et la lamelle d’acier. Cette lamelle avait été fabriquée spécialement pour lui et la remplacer serait malaisé. Il ne prit pas la peine de chercher la porte de la pièce. Elle devait être fermée à clé. Il y avait suffisamment de bandes de soie ici et là pour tresser une corde, mais il craignait que cela ne prenne du temps. La jeune femme à l’esprit dérangé pouvait décider de lui rendre une nouvelle visite. Il retourna jusqu’à la fenêtre, l’enjamba, puis il se tint au rebord, à bout de bras, et il le lâcha. Il atterrit dans un tas d’ordures immondes, où il s’enfonça jusqu’aux chevilles, glissa et tomba sur les mains et les genoux.

La puanteur était infecte, mais il préférait cela à la fumée parfumée du brasero. Se redressant, il s’appuya contre le mur et examina les alentours, essayant de s’orienter. Il connaissait la vieille ville comme sa poche, mais les rues se ressemblaient toutes, étroites et tortueuses, bordées par des constructions élevées, et conduisaient souvent à des culs-de-sac inattendus. Il se frotta les yeux. Puis un bruit venant d’en haut l’incita à lever la tête. Se détachant sur la lumière ténue qui émanait de la fenêtre, il aperçut le contour noir de la tête et des épaules d’un homme. Il s’éloigna aussi vite qu’il l’osait dans les ténèbres et il suivit au hasard une succession de ruelles semblables à des tunnels.

La chance était avec lui. Les légers bruits de poursuite s’estompèrent et il déboucha finalement sur une place si petite qu’elle n’avait même pas de nom. Il était déjà venu ici. Le sabil rouillé par le temps au milieu de la place crachait un mince filet d’eau. Sur un côté, il y avait un café malfamé où David et lui étaient venus à l’occasion. La devanture était fermée par des volets et le café plongé dans l’obscurité. L’endroit était désert à l’exception de la forme immobile d’un mendiant pelotonné dans un renfoncement de porte.

Sa marche et les minutes écoulées lui avaient éclairci les idées. Il savait où il se trouvait : à proximité de la rue Neuve, à moins de deux kilomètres de l’hôtel. Il fit halte, le temps de nettoyer le sang et la fange malodorante sur ses mains et ses bras dans l’eau de la fontaine. Avant de se remettre en route, il jeta quelques pièces de monnaie sur le sol près du mendiant endormi. Une offrande à un dieu ou à un autre semblait de circonstance. À un dieu… ou à une déesse. Le costume de la femme avait été celui d’Hathor, la Dame de Turquoise, la Déesse Dorée.

 

***

 

 

Les fenêtres du salon commençaient à pâlir avec l’approche de l’aube. Cela faisait des heures que Nefret et moi attendions. Nous avions espéré qu’Emerson serait rentré depuis longtemps. Il avait promis de nous informer des résultats de ses recherches avant le matin. Nefret supportait cette attente mieux que moi. Dès l’enfance, Ramsès et elle avaient eu d’étranges affinités. Elle affirmait – et de nombreux incidents avaient confirmé le fait – qu’elle savait toujours lorsqu’un danger imminent le guettait. Elle ne ressentait pas, pour l’heure, pareille appréhension, m’assura-t-elle. La logique me soufflait que Ramsès se fourrait tout le temps dans un pétrin comme celui-ci. Mais la logique est d’un piètre réconfort quand on ignore le sort d’un être cher.

Malgré son sang-froid, Nefret fut la première à bondir sur ses pieds lorsqu’on frappa à la porte. Un suffragi à l’air endormi lui tendit un billet et resta planté là, espérant un bakchich. Je m’en chargeai, tandis que Nefret dépliait le morceau de papier et lisait le message. Un juron frémissant jaillit de ses lèvres.

— Surveillez votre langage, ma chère enfant ! m’écriai-je en m’emparant du billet.

« Tout va bien », disait-il dans ce griffonnage qui n’appartenait qu’à Ramsès. « Je serai auprès de toi très bientôt. »

— Grâce au ciel ! murmurai-je dans un souffle. Asseyez-vous, Nefret.

Nefret reprit le billet d’un geste brusque.

— Il aurait au moins pu ajouter « Je t’aime ». Que le diable l’emporte ! Où est-il ?

Elle se dégagea de mon étreinte affectueuse et se dirigea vers la porte. Avant qu’elle l’eût atteinte, celle-ci s’ouvrit et Ramsès entra.

Son sourire hésitant s’estompa comme Nefret se précipitait vers lui et lui agrippait les bras.

— Où étais-tu ? Que s’est-il passé ? Comment oses-tu envoyer ce message stupide au lieu de venir ici immédiatement ?

— La dernière fois que je suis revenu sans prévenir dans des circonstances analogues, tu t’es évanouie, répondit Ramsès. Bonsoir, Mère. Ou plutôt, bonjour. Où est Père ?

— Il est à votre recherche, bien sûr. (Ma voix était légèrement rauque. Je m’éclaircis la gorge.) Nefret, cessez de le secouer ainsi !

— Et ne t’approche pas de moi, dit Ramsès en la tenant à distance. Je suis d’une saleté repoussante et j’empeste comme un tas d’immondices.

Elle repoussa les mains de Ramsès et se serra contre lui.

— Ce doit être l’amour, fit-il remarquer. Ma chérie, laisse-moi prendre un bain et me changer. Ensuite je vous raconterai toute cette histoire parfaitement insensée. Avez-vous un moyen de joindre Père et de lui dire d’arrêter les recherches ?

— Nous l’attendons d’un instant à l’autre, répliquai-je. Il devrait déjà être là. Allez donc prendre un bain, mon cher garçon. Vous ne sentez pas la rose, en effet. Je vais demander qu’on nous apporte le petit déjeuner. Si votre père n’est pas rentré entre-temps, j’essaierai de le trouver.

— Je vous remercie, Mère. Nefret, tu veux bien me lâcher ? Je n’en ai pas pour longtemps.

— Je viens avec toi. (Elle prit ses mains et examina ses paumes.) Tu as rouvert ces égratignures, et tu t’es fait de sérieuses entailles. Sapristi ! Qu’est-ce que…

— Laissez-le se changer d’abord, l’interrompis-je. Et… euh… faites un brin de toilette, vous aussi. Apparemment, il vous a communiqué sa mauvaise odeur.

Après avoir appelé le suffragi et commandé un petit déjeuner copieux, je m’aspergeai la figure et les bras d’eau et j’ôtai mes vêtements poussiéreux et chiffonnés pour enfiler une robe d’intérieur confortable. Revigorée et à présent dévorée de curiosité, je regagnai le salon et j’aperçus Emerson qui criait des ordres au suffragi.

— Ne rudoyez pas ce pauvre homme, Emerson, dis-je. J’ai déjà commandé le petit déjeuner, et Ramsès est revenu.

— Je sais.

— Comment ?

— Vous chantiez, Peabody. La porte était fermée, mais votre voix est particulièrement perçante lorsque vous êtes d’humeur enjouée.

— Asseyez-vous et reposez-vous. Vous avez l’air épuisé.

Emerson passa la main sur son menton hérissé de poils raides et se laissa tomber dans un fauteuil en poussant un soupir.

— Je ne me sentais pas fatigué jusqu’à maintenant. Lorsque je vous ai entendue chanter et ai vu que Nefret n’était pas dans le salon, j’ai espéré… mais j’appréhendais de croire. Je suis resté devant la porte de leur chambre pendant plusieurs minutes, à tendre l’oreille, jusqu’à ce que je perçoive finalement la voix de Ramsès.

— Oh, mon cher Emerson…

— Bah ! fit Emerson après s’être éclairci la gorge bruyamment. Tout est bien qui finit bien, comme vous aimez à le dire. Je souhaiterais simplement que vous trouviez des aphorismes plus originaux. Vous a-t-il relaté son aventure ?

— Pas encore.

Une procession de serveurs chargés de plateaux franchit la porte. Tandis qu’ils disposaient la nourriture sur la table, Ramsès et Nefret nous rejoignirent. Emerson accueillit son fils aussi calmement que s’il n’avait pas été mortellement inquiet à son sujet pendant des heures, et Ramsès répondit par un « Bonjour, Père » tout aussi nonchalant.

Emerson considéra ses mains enveloppées de pansements.

— Je présume qu’il aurait été déraisonnable de s’attendre que vous réapparaissiez sans quelque blessure, grommela-t-il. Euh… pouvez-vous tenir un couteau et une fourchette, mon garçon ? Si vous voulez, je vais couper…

— Ce ne sera pas nécessaire, je vous remercie, Père. J’espère que vous ne vous êtes pas donné trop de mal à cause de moi.

— C’est Russell qui s’est donné du mal, répondit Emerson d’un air satisfait. (Il gardait rancune à celui-ci en raison d’un tour qu’il nous avait joué autrefois.) Je ferais mieux, je suppose, de lui dire d’arrêter les recherches avant qu’il se présente ici pour nous importuner. (Il alla jusqu’au secrétaire du salon et griffonna quelques mots sur une feuille de papier à lettres à l’en-tête de l’hôtel.) Remettez ceci au concierge et qu’il le fasse porter sur-le-champ, ordonna-t-il en tendant la feuille à l’un des serveurs. Vous autres, déguerpissez ! À présent, Ramsès, nous vous écoutons.

J’avais eu l’occasion d’entendre bien des récits bizarres au cours de mon existence. Un grand nombre des aventures qui me sont arrivées personnellement pourraient être qualifiées de bizarres, et même d’insensées, par des personnes à l’imagination bornée (car, à mon avis, la vie elle-même est souvent plus extraordinaire que n’importe quelle œuvre de fiction). À l’évidence, le récit de Ramsès occupait une place de choix sur cette liste. Il nous rapporta les faits sans être interrompu par l’un d’entre nous et sans faire de pause pour manger. Il avait dit qu’il n’avait pas faim.

Nefret fut la première à rompre le silence.

— Ce n’est pas étonnant que tu n’aies pas faim. Qu’y avait-il dans le brasero ? De l’opium ?

— De l’opium et autre chose que j’ai été incapable d’identifier.

— Une autre drogue hallucinatoire ?

— Sans aucun doute.

Ramsès avait pris sa fourchette. Il la reposa doucement. L’effet fut le même que s’il l’avait jetée violemment sur la table.

— Tu ne me crois pas, hein ? Aucun de vous ? Vous pensez que tout cela était une hallucination.

— Quelle autre explication pourrait-il y avoir ? répliqua Nefret. (Ses joues s’étaient empourprées.) Une pièce meublée comme un lupanar et l’immortelle Hathor, dans toute sa beauté radieuse, te promettant…

— Voyons, voyons, dis-je. (Le visage de Ramsès était aussi congestionné que celui de Nefret, et il s’apprêtait à protester avec colère.) Nous sommes tous fatigués et énervés. Il est évident que Ramsès n’a pas vu la déesse, il a vu une femme costumée comme Hathor. Quant aux pièces meublées de cette façon, il y en a un grand nombre au Caire. Nom d’un chien ! m’exclamai-je, brusquement contrariée. J’aurais dû y penser plus tôt. Pourriez-vous retrouver cette maison, Ramsès ?

— J’en doute. Je n’ai gardé aucun souvenir de la manière dont je suis arrivé là-bas. La dernière chose dont je me souvienne, ce sont deux mains qui m’ont saisi à la gorge.

— Il n’y a pas d’ecchymoses sur ton cou, dit Nefret.

Le ton de sa voix était soigneusement neutre.

— Dois-je te rappeler, répondit Ramsès sur le même ton, que cela ne nécessite pas une grande pression ni beaucoup de temps pour faire perdre connaissance à quelqu’un, si tu sais comment procéder ? D’un autre côté, j’ai très bien pu imaginer tout cela.

— Néanmoins, nous devrions peut-être tenter de retrouver l’endroit, m’empressai-je de dire. Lorsque vous avez quitté la maison…

— J’étais bien trop pressé pour regarder où j’allais, et j’étais toujours dans le brouillard. Au reste, ils ont eu largement le temps de déguerpir. Qui qu’ils fussent.

— Ils étaient au moins deux, murmurai-je, pensive. En supposant que le mendiant et votre agresseur – et peut-être l’acolyte au visage indistinct – aient été une seule et même personne. Ce qui n’est pas nécessairement le cas.

Nefret observait Ramsès, lequel se perdait dans la contemplation de son petit déjeuner.

— Je n’avais pas l’intention de donner l’impression que je mettais en doute la parole de Ramsès, s’obstina-t-elle. Je m’efforce seulement de comprendre ce qui s’est passé, et pourquoi.

Je n’ai guère l’habitude de dénigrer mon propre sexe, mais il y a des moments où même les meilleures d’entre nous « se conduisent en femme », ainsi que l’énoncent les hommes.

— Bonté divine ! m’écriai-je avec exaspération. C’est ce que nous essayons tous de faire, n’est-ce pas ? Regardons les faits en face, même s’ils peuvent être désagréables pour vous, Nefret. Votre époux, comme le mien, est irrésistiblement séduisant pour les femmes. Toutefois, je dois avouer que celle-là n’a reculé devant rien pour capter son attention. Le costume était authentique, avez-vous dit ?

Ramsès acquiesça de la tête. À présent il était fâché contre moi, parce que je faisais ressortir un fait qu’il trouvait désagréable, lui aussi. Aucunement déconcertée, car je suis habituée aux caprices de l’esprit masculin, je poursuivis.

— Les éléments en apparence surnaturels auraient pu être mis en scène sans difficulté. L’électricité a rendu un énorme service aux charlatans. Une torche électrique fixée sur sa personne, une rapide pression sur le bouton, et le tour est joué ! Elle apparaît, surgie de nulle part. Elle a probablement utilisé de nouveau la torche pour vous aveugler avant de sortir de la pièce, en espérant que vous prendriez cela pour un éclair de la foudre divine. Plutôt puéril, en vérité.

— Pas pour un homme dont les sens sont émoussés par l’opium. (Emerson repoussa son assiette et prit sa pipe.) Il est tout à fait remarquable que Ramsès soit parvenu à conserver sa présence d’esprit aussi bien qu’il l’a fait.

Les lèvres serrées de Ramsès se détendirent. Il regarda ses mains.

— La douleur est d’un grand secours. Ainsi que… d’autres choses. Malheureusement, je n’ai rien noté qui me permettrait de la reconnaître, pas même sa taille, laquelle, comme vous le savez, est difficile à déterminer lorsque vous ne disposez pas d’un élément de comparaison. Elle était jeune et svelte, mais ce n’était pas une jeune fille. C’était une femme. Elle déguisait sa voix en chuchotant et en prenant un accent affecté. C’est tout ce que je sais et, sans vouloir être grossier, Mère, votre théorie sur les motivations de cette femme est une pure fiction sans fondement ! Je n’ai pas envie d’en parler. Qu’avez-vous fait toute la nuit, Père ? Je présume que vous étiez à la recherche de ce satané Rashad ?

— C’était la seule piste dont nous disposions, répondit Emerson. (Il grimaça un sourire autour du tuyau de sa pipe.) J’avais persuadé votre mère et Nefret de rester ici, dans le cas où vous reviendriez, et je suis allé chez Thomas Russell. J’ai eu au moins la satisfaction de le tirer du lit. J’ai été surpris d’apprendre que tous les révolutionnaires avaient été remis en liberté, même votre ami Wardani, bien que personne ne sache où il se trouve actuellement. Russell avait déjà chargé quelques-uns de ses hommes de retrouver Rashad. Celui-ci s’était judicieusement abstenu de regagner son logis après avoir tenté de fomenter une émeute un peu plus tôt. Nous avons localisé l’un de ses comparses – Bashir –, lequel dormait du sommeil du juste. Il a nié avoir connaissance d’un complot contre vous ou David. Force m’a été de le croire, puisque je ne pouvais pas prouver qu’il mentait.

— Je ne pense pas qu’il mentait, dit Ramsès. Rashad n’a rien à voir avec les événements de cette nuit. Il n’a pas l’imagination nécessaire pour inventer un tel scénario. Cela pourrait avoir un rapport avec notre voleur disparu.

— Selon vous, il possède ce genre d’imagination ? m’enquis-je.

— Lui ou l’un des anciens associés de Sethos. Reconnaissez-le, Mère, cette affaire porte la marque de Sethos. Je doute qu’il y soit personnellement mêlé, mais son influence était très grande et largement répandue.

— Toujours aucune réponse de lui ? me demanda Emerson.

— Non. Que le diable l’emporte ! Russell avait-il du nouveau à propos de Martinelli ?

— C’est le seul point positif résultant des événements de la soirée, répondit Emerson. À présent, Russell est persuadé que nous lui avons demandé d’appréhender Martinelli parce que nous le soupçonnons d’être impliqué dans un complot des nationalistes – celui-là même qui a abouti à la disparition de Ramsès. En soi, c’est peu probable, mais pas aussi improbable que… euh…

— La mystérieuse Hathor, murmura Nefret.

Ramsès la considéra sans sourire, et je dis en hâte :

— Ce type de conjectures ne nous mène à rien dans l’immédiat. C’était un incident très étrange, mais aucun mal n’a été commis – excepté les blessures que Ramsès s’est faites tout seul – et apparemment telle n’était pas son intention. C’est bien ce qu’elle a dit, n’est-ce pas ? Ramsès ?

Ramsès leva les yeux.

— Quoi ? Excusez-moi, Mère. Si ma mémoire est bonne, elle a dit quelque chose de ce genre.

J’estimai préférable de changer de sujet.

— Nous ferions mieux de nous reposer. Est-ce que vous vous rendez compte que la famille arrive ce soir ?

— Oui, Mère, répondit Ramsès.

Nefret et lui se levèrent et se retirèrent dans leur chambre.

— Vous aussi, Emerson, ajoutai-je.

— Je n’ai pas besoin de me reposer. Que se passe-t-il avec ces deux-là, Peabody ? Ils donnent l’impression d’être en colère l’un après l’autre.

— Je me ferai un plaisir de vous l’expliquer, Emerson, si vous me permettez de le faire sans m’interdire de parler de psychologie.

— Essayez d’éviter ce mot autant que possible, grommela Emerson.

— La réaction de Nefret est excessive, mais tout à fait compréhensible pour quelqu’un qui étudie… euh, pour moi. C’est difficile de dire ce qui la préoccupe le plus – le soupçon que son mari nourrit des fantasmes à l’égard de femmes très belles et désirables qui implorent ses bonnes grâces, ou bien l’éventualité qu’une femme très belle et désirable implore bel et bien ses bonnes grâces.

Emerson frotta la fossette de son menton.

— Hum. Si jamais quelque chose de semblable m’arrivait, vous seriez…

— Folle de jalousie, lui assurai-je.

Je vis ses lèvres esquisser un sourire qui n’était pas dépourvu d’une certaine suffisance. Je poursuivis :

— Nous ne pouvons nous empêcher d’être jalouses, mon cher. Nous tenons bien trop à vous pour demeurer indifférentes à la peur que vous vous désintéressiez de nous.

Naturellement, ce n’était pas aussi simple que cela. Contrairement à ce que pensent les personnes sentimentales, des enfants pèsent lourdement sur un mariage. Il faut un certain temps pour s’habituer à de nouveaux sentiments et à de nouvelles responsabilités. Je sais de quoi je parle, cher Lecteur. Cela m’a pris plus de vingt ans ! L’immense fortune que Nefret avait héritée de son grand-père lui avait permis de fonder un hôpital pour les filles perdues (et aussi pour les femmes honnêtes mais indigentes) du Caire, et elle avait mené une dure bataille contre les préjugés masculins afin d’acquérir une formation médicale et de mieux aider ces malheureuses. Elle avait renoncé à sa carrière médicale au bénéfice du mariage, de la maternité et de l’archéologie. Bien qu’elle n’eût jamais exprimé de regrets, je me demandais parfois si cela ne lui manquait pas. Toutefois, cela n’aurait fait qu’embrouiller mon cher Emerson si je m’étais lancée dans une analyse approfondie. Il a un esprit sans détour.

D’autres difficultés psychologiques sont liées à la naissance d’enfants, mais ce n’est pas le genre de chose dont on peut discuter avec un homme.

— Hummm, fit Emerson à nouveau. Eh bien, ma chère, dans le cas présent, je dois m’incliner devant votre savoir. Ils régleront leur différend, n’est-ce pas ?

— À leur manière, Emerson, à leur manière. Je serais navrée de les voir s’installer dans l’ennui profond de la plupart des mariages. J’estime cela très improbable. Nous ne l’avons jamais fait, et à mon avis…

— Nous ne nous en trouvons que mieux, déclara Emerson, tandis que son front se déridait. Je prescris du repos pour vous également, mon amour.

— Je n’ai pas le temps de me reposer. Je veux…

— Vous aurez tout le temps, dit Emerson.

 

Étant donné que les heures d’arrivée des bateaux et des trains étaient incertaines, nous étions convenus d’attendre notre famille à l’hôtel plutôt que de faire les cent pas à la gare. Ce n’était pas comme s’ils ne connaissaient pas l’Égypte. Walter et Evelyn n’avaient pas voyagé depuis des années, mais David savait se débrouiller.

Après m’être assurée que leur suite était prête, avec des fleurs fraîches dans chaque pièce, il ne me restait plus rien à faire excepté ne pas tenir en place, ce que je fis, je l’avoue. L’impatience grandit tandis que l’événement tant désiré approche. Je me penchais dangereusement par-dessus la rambarde du balcon pour la troisième ou quatrième fois lorsque Emerson m’empoigna et me conduisit vers un fauteuil.

— Ce serait un piètre accueil pour la famille s’ils vous trouvaient réduite en bouillie sur les marches du perron, fit-il remarquer. Ils ne peuvent pas être ici avant longtemps, même si toutes les correspondances sont à l’heure, ce qui est rarement, sinon jamais, le cas. Asseyez-vous, ma chère, et prenez un whisky-soda. Je vais demander à Ramsès et Nefret de nous rejoindre.

Quand il revint, il annonça d’une voix ravie :

— Ils se sont réconciliés. Il a fallu à Ramsès un sacré moment pour venir ouvrir.

— Ne soyez pas vulgaire, Emerson.

— Buvez votre whisky, Peabody.

Les visages radieux de mes enfants m’assurèrent qu’ils avaient effectivement vidé l’abcès. Si l’on exceptait ses mains enveloppées de pansements, Ramsès ne semblait pas se ressentir de son aventure. Malgré son rejet de ma théorie, je demeurais convaincue que le mobile de la femme ne pouvait être qu’une attirance personnelle. Ce n’était pas la faute de Ramsès, ni celle d’Emerson, si leurs beaux visages, leur carrure d’athlète et leurs manières galantes attiraient des femmes sans pudeur. Qui pouvait être celle-là ? J’avais déjà repassé dans mon esprit – ce que Nefret avait également fait, j’en étais certaine – la liste plutôt longue des femmes que Ramsès avait connues – avant son mariage, ai-je à peine besoin d’ajouter. Aucun des noms qui me venaient à l’esprit ne semblait convenir. Toutefois, il y en avait probablement eu d’autres. Je me demandai si je pourrais le persuader de me donner la liste complète.

Cela paraissait peu probable.

Percevant mon regard sur lui, Ramsès tira nerveusement sur sa cravate.

— Quand avez-vous l’intention de le dire à oncle Walter ? demanda-t-il.

— Au sujet de Sethos ? Certainement pas ce soir, répondit Emerson.

— Certainement pas, acquiesçai-je. Laissons-les goûter leur retour en Égypte et leurs retrouvailles avec nous avant de lâcher notre bombe.

— Nos bombes, rectifia Nefret. Martinelli et les bijoux disparus, les émeutes fomentées par les nationalistes, et maintenant la femme mystérieuse. Est-ce vraiment une coïncidence que toutes ces choses se soient produites en l’espace de quelques jours ?

Ce n’étaient pas les seules qui se fussent produites. D’autres incidents, qui avaient semblé de peu d’importance, devaient donner des fruits amers dans les jours à venir. Je suis une femme sincère. Je ne prétends pas l’avoir pressenti. Pourtant un frisson d’inquiétude me parcourut, ce vague sentiment que nous avions oublié ou négligé quelque chose, un sentiment que mes Lecteurs connaissent également, je présume.

Les heures d’attente s’écoulèrent. Nefret somnolait dans les bras de Ramsès, la tête posée sur son épaule, lorsque les voyageurs arrivèrent enfin. Il serait vain d’essayer de décrire le joyeux vacarme qui s’ensuivit – embrassades, rires, questions et larmes. Un vagissement grognon me ramena aux détails pratiques.

Evvie, la plus jeune des enfants de David et Lia, était un petit être angélique, blond aux yeux bleus comme sa mère. Pour le moment, elle n’avait rien d’angélique. Sa bouche était ouverte si largement qu’elle semblait remplir son minuscule visage, et son geignement se mua en un hurlement strident.

Après avoir salué les membres adultes de la famille, Emerson s’avança vers Dolly, les bras tendus et un sourire attendri aux lèvres. Âgé de quatre ans, le garçonnet robuste, qui avait été baptisé du nom de son bisaïeul Abdullah, avait les yeux et les cheveux noirs de David et les traits délicats de sa mère. Il carra les épaules et se campa sur ses jambes, mais il semblait quelque peu inquiet – ce qui était bien compréhensible pour un bambin mesurant moins d’un mètre, avec cette forme imposante qui se dressait devant lui !

— Ne vous jetez pas sur cet enfant, Emerson, ordonnai-je. Il ne se souvient pas de vous. Laissez-lui le temps de s’habituer à tous ces nouveaux visages.

— Oh ! fit Emerson en s’immobilisant. Euh… désolé.

Alors le petit garçon fit honneur à son nom prestigieux.

— C’est mon oncle Radcliffe, dit-il, et il tendit la main. Comment allez-vous, monsieur ?

Emerson ne tressaillit même pas en entendant ce nom qu’il exécrait et que très peu de personnes osaient lui donner. Le visage rayonnant, il prit la menotte avec délicatesse.

— Comment allez-vous, mon cher garçon ? Soyez le bienvenu en Égypte.

— Très bien, dis-je, car il était clair pour moi qu’Emerson, gagné par l’émotion, allait saisir le petit garçon dans ses bras. À présent, couchons les enfants.

Ce fut l’affaire de quelques minutes. Tous deux étaient trop fatigués pour protester. J’avais demandé que l’on prépare un petit repas froid à l’intention de la nurse.

— Ils dorment à poings fermés, annonçai-je lorsque je revins. Peut-être aimeriez-vous faire de même ? Vous avez eu un long voyage très fatigant.

— Impossible ! s’exclama Evelyn en levant les mains. Pour ma part, je suis trop contente et trop énervée pour être lasse. Venez vous asseoir près de moi, Amelia, et laissez-moi vous regarder. Avez-vous gagné les bonnes grâces de quelque dieu, pour que vous ne changiez jamais ?

Le mérite en revenait en partie au flacon de teinture capillaire sur ma coiffeuse. Je ne vis aucune raison d’en parler. Pour son regard affectueux, peut-être, je ne changerais jamais. Pourtant j’avais changé, et il en était de même pour elle. Ses cheveux naguère blonds brillaient désormais d'un argent pur, et elle était d’une maigreur pitoyable. Néanmoins, ses yeux bleus étaient toujours aussi clairs et bienveillants. Elle avait raison, tout compte fait. Ni l'une ni l’autre n’avions changé de quelque façon qui importât.

On pouvait dire la même chose de Walter, incontestablement, mais son aspect physique me causa un choc. Nous nous étions installés par couples, comme nous avions coutume de le faire. Le contraste entre la carrure haute et large d’Emerson et les épaules voûtées et le regard de myope de Walter faisait paraître ce dernier plus vieux que son frère aîné. Il avait les cheveux bruns et les yeux bleus d’Emerson, et il avait été autrefois un jeune gaillard robuste, moins prompt à s’emporter que son frère vif comme la poudre mais prêt à défendre les êtres qu’il chérissait lorsqu’un danger les menaçait. Je ne doutais pas de sa volonté à agir de même maintenant, mais les années consacrées à une érudition solitaire, penché sur des papyrus flétris, avaient prélevé leur tribut. Emerson, bien qu’il ne fût pas particulièrement observateur, l’avait également remarqué. Il s’interrompit au milieu d’une description animée de Deir el-Medina et serra le bras de Walter.

— Il est grand temps que vous sortiez au grand air, déclara-t-il. Nous allons donner des muscles à ce bras et des couleurs à vos joues.

Walter se contenta de rire. Il savait que c’était la façon maladroite d’Emerson d’exprimer son affection et sa sollicitude.

Lia et Nefret étaient assises côte à côte et parlaient… de leurs enfants, bien sûr ! De quoi d’autre bavarderaient deux jeunes mères ? On avait donné mon prénom à Lia, mais elle en préférait la version plus courte, afin d’éviter toute confusion et parce que le beuglement « Amelia ! » d’Emerson lorsqu’il était en colère après moi l’avait toujours terrifiée. Blonde aux yeux bleus comme sa mère, elle faisait resurgir des souvenirs attendris de la jeune Evelyn, qui avait été ma compagne lors de ce premier séjour mémorable en Égypte. Je n’avais guère imaginé que nos vies deviendraient à ce point entrelacées et que le passage du temps apporterait si abondante moisson de bonheur, avec une deuxième génération suivant nos traces en archéologie.

C’était bon de voir Ramsès et David ensemble de nouveau. Aussi proches que des frères, ils se ressemblaient d’une certaine façon. Leurs têtes aux cheveux noirs étaient penchées l’une vers l’autre tandis qu’ils commençaient à échanger les dernières nouvelles.

On ne leur laissa pas beaucoup de temps pour bavarder, car Emerson, tenant pour établi que tous les autres étaient aussi impatients que lui de parler d’égyptologie, nous entraîna dans sa conversation avec Walter et entreprit de tracer les grandes lignes des projets qu’il avait pour eux. Il rapportait à Evelyn l’espoir de Cyrus de faire copier et publier toutes les peintures de la tombe à Deir el-Medina, lorsqu’on frappa à la porte un coup péremptoire.

— Qui cela peut-il être, si tard ? me demandai-je à haute voix.

Puis je me rappelai que nous avions prié le concierge de nous monter tout télégramme qui arriverait, même à une heure avancée de la nuit.

Le regard d’Emerson croisa le mien.

— Je vais voir, dit-il, et il se dirigea vers la porte.

Comme à son habitude, il l’ouvrit à la volée… et resta cloué sur place.

Bien qu’Emerson eût une forte carrure, son corps imposant ne masquait pas complètement l’homme qui lui faisait face. J’aperçus une tête aux cheveux noirs et la forme d’une épaule couverte de tweed marron. Cela me suffit. Je me levai d’un bond. Emerson se déplaça légèrement. Je pense qu’il essayait de bloquer le passage, mais le visiteur feignit de prendre cela pour une invitation à entrer, et il se faufila habilement près de lui.

Je reconnus le costume de tweed. Il l’avait emprunté à Ramsès lors d’une occasion précédente, et il ne l’avait jamais rendu. Une moustache et une barbe noires dissimulaient le bas de son visage. La partie supérieure était modifiée par les boucles de cheveux qui recouvraient son front haut et par des lunettes teintées qui fonçaient en marron ses yeux d’une couleur indéfinissable. Son regard parcourut la pièce en un rapide examen d’ensemble, et les lèvres barbues s’écartèrent en un sourire.

— Comme c’est bon de vous voir, mon frère ! s’exclama-t-il en serrant la main inerte d’Emerson. Ainsi que le reste de la famille ! Jamais je n’aurais osé espérer un tel plaisir. Ce doit être – ce ne peut qu’être – ma sœur bien-aimée Evelyn. Accordez-moi le privilège d’un parent…

Il prit la main d’Evelyn et lui fit un baisemain respectueux tandis qu’elle restait bouche bée de stupeur. Il salua Lia de la même façon, nous étreignit, Nefret et moi, serra la main de David et celle de Ramsès. Notre surprise était si paralysante et ses mouvements si prestes qu’il exécuta tout ce petit manège sans être interrompu. Lorsqu’il se tourna enfin vers Walter, son visage affichant une émotion feinte, je compris que je devais intervenir. Hélas… du fait de mon désarroi et de ma contrariété, je dis ce qu’il ne fallait pas dire.

— Sethos, je vous en prie ! Walter ne sait pas… Enfer et damnation !

Je ne connaissais pas son véritable nom. Ce nom d’emprunt, parmi tous les autres qu’il avait utilisés, m’était venu à l’esprit le plus naturellement du monde. C’en fut trop pour Walter. Il avait été plus abasourdi que n’importe lequel d’entre nous, mais pas au point d’être incapable de tirer ses conclusions. Il regarda Emerson en un appel silencieux… n’obtint aucune réponse, aucun démenti, aucune protestation… porta la main à sa poitrine… blêmit… et s’écroula, sans connaissance.

 

— Un banal évanouissement, déclara Sethos. Rien de grave.

— Pas grâce à vous ! répliquai-je avec colère. S’il avait été cardiaque, cela aurait pu le tuer. Vous aviez prémédité cette mise en scène. Vous devriez avoir honte !

Que l’on ne dise pas que je pris l’offensive afin de détourner l’attention de l’auditoire de mes propres bévues ! Cela n’aurait servi à rien, de toute manière. Emerson, dont les sentiments envers son demi-frère réprouvé oscillaient entre une affection réticente et une violente irritation, me décocha un regard glacial.

— C’est vous qui avez administré le coup de grâce, Amelia. Walter aurait probablement été à même d’assimiler l’existence d’un frère inconnu. Apprendre que ce même frère était le criminel dont il nous avait entendus parler d’une façon aussi… euh… critique l’a achevé.

— Sapristi, je ne connais même pas son véritable nom, répliquai-je. Puisque nous abordons ce sujet…

— À la réflexion, ma petite plaisanterie était peu judicieuse, dit Sethos avec douceur. Je suis désolé, Amelia. Vous connaissez mon malencontreux sens de l’humour. Mais regardez le bon côté des choses, ma chère, comme vous aimez tant à le faire. Vous aviez l’intention de leur dire, n’est-ce pas ? Maintenant voilà qui est fait, et bien fait, et vous n’avez plus à vous tourmenter sur la manière de leur annoncer la joyeuse nouvelle.

Il m’adressa un sourire insolent. En toute justice, je dois préciser qu’il n’avait pas été aussi calme lorsqu’il avait aidé Emerson à porter Walter inconscient dans sa chambre. Il était demeuré, anxieux, à son chevet jusqu’à ce que Nefret eût terminé son examen et annoncé que ce n’était pas une crise cardiaque. Lorsque Walter avait ouvert les yeux et murmuré : « Où suis-je ? », il s’était écarté, avait croisé les bras et s’était efforcé de prendre une mine insouciante. Sur mon conseil, Nefret avait donné un calmant à Walter, et nous l’avions laissé en compagnie d’Evelyn. Celle-ci avait accepté les excuses marmonnées par Sethos d’un hochement de tête plein de dignité.

Nous avions regagné le salon. Emerson servit du whisky pour tout le monde. Sethos était redevenu lui-même – impénitent et indifférent. Néanmoins, je lui trouvai l’air fatigué. Adossé aux coussins, il sirotait son whisky avec plaisir.

— Ils sont au courant, pour le vol ? demanda-t-il.

David sursauta.

— Quel vol ?

— Je présume qu’ils doivent en être informés, reconnus-je. Mais je n’ai certes pas l’intention de réveiller Walter pour lui assener également cette nouvelle !

— Cela peut attendre, dit Sethos avec froideur. Mais peut-être pourriez-vous me donner un peu plus de détails. Le télégramme d’Emerson était sibyllin, par la force des choses.

Il glissa la main dans sa poche et en tira un morceau de papier froissé. Il me le tendit et je lus le texte du télégramme à voix haute.

— « M. a disparu avec biens des dames. Où les a-t-il emportés ? Avons besoin conseil de toute urgence. » Comment avez-vous fait pour venir aussi vite ? demandai-je.

— J’étais à Constantinople. Margaret a fait suivre le message parce que cela semblait urgent. J’ai accouru dès que possible. À présent, racontez-moi le reste. Qu’est-ce qui a disparu, au juste ?

— Trois bracelets, les plus précieux du lot, et un magnifique pectoral.

À ma façon efficace habituelle, je résumai succinctement les faits qui étaient connus de nous.

— Pauvre Cyrus ! s’exclama David. Quel rude coup pour lui !

— Et pour moi, dit Sethos. Je n’ai rien à voir avec ce vol, Amelia. Est-ce que vous me croyez ?

— Oui. Car vous, vous auriez pris tout le trésor.

Sethos rejeta sa tête en arrière et rit de bon cœur.

— Vous me flattez, ma chère. Je vous remercie pour votre confiance. Franchement, je suis très surpris par Martinelli. S’il a vraiment repris ses anciennes habitudes, je me serais attendu à plus de minutie de sa part. À moins qu’il n’ait trouvé un acheteur privé qui voulait ces bijoux en particulier, pour des raisons inconnues… Naturellement, je vais entreprendre des recherches ici au Caire, mais ne nourrissez pas de trop grands espoirs. Mon ancienne organisation a été démantelée et ses membres se sont dispersés.

— Vous ne pouvez rien faire jusqu’à demain, dit Emerson. Je… euh… vous… euh… Amelia est fatiguée.

Je n’avais pas été la seule à observer les traits creusés de Sethos. Il avait probablement voyagé jour et nuit pour répondre à notre appel.

— Tout à fait, acquiesçai-je. Avez-vous réservé une chambre ici ?

— J’ai un appartement ailleurs.

Les yeux d’Emerson s’étrécirent. L’affection avait fait place à la défiance. Sethos poursuivit :

— Avant de prendre congé, il faut que nous ayons une entière confiance les uns envers les autres.

— Vous voulez dire que vous attendez de nous une entière confiance en vous, répliqua Emerson d’un ton sec.

— Je vous assure, mon frère, que je ferai de même dès que j’aurai une information à vous confier. Y a-t-il un détail que vous ne m’avez pas dit qui pourrait avoir un rapport avec cette affaire ?

La couleur indéterminée de ses yeux avait été très utile pour un maître du déguisement, puisqu’ils pouvaient sembler gris, verts ou marron, avec l’application habile d’un maquillage. Enfoncés dans des orbites sombres, ils paraissaient plus foncés maintenant, tandis que son regard se posait sur les mains enveloppées de pansements de Ramsès.

— Cela n’a rien à voir avec…, commença Ramsès.

— Nous ne pouvons en être certains, l’interrompis-je. Sethos verra peut-être un lien qui nous a échappé. Vous autres jeunes gens, vous n’avez pas besoin de rester, si vous êtes fatigués, et vous l’êtes très certainement.

— Rien au monde ne pourrait me faire partir, se récria David. Avez-vous déjà connu une saison entière sans quelque mauvais coup ? Ne pensez pas un seul instant pouvoir me tenir à l’écart !

— Ni moi, dit Lia fermement.

Les traits durs de Sethos se radoucirent.

— Bon sang ne saurait mentir, conclut-il d’un ton qui fit s’empourprer le visage de Lia. Très bien, Ramsès, nous vous écoutons.

— Sapristi ! s’exclama Ramsès en se passant la main dans les cheveux. Il le faut vraiment ?

— Laissez-moi faire, dis-je. (Je savais que Ramsès ne mentionnerait pas les détails les plus intéressants. Il avait tendance à se montrer très réservé à propos de ses conquêtes féminines.) Vous pourrez me reprendre si je m’égare en digressions inutiles, ajoutai-je.

La vengeance d'Hathor
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